10

Dehors, dans le jardin, les invités avaient commencé d’arriver. Des plats délicieusement garnis avaient été placés sur les tables, et les lits de repas étaient disposés sans ordre, de façon que les invités se servent et s’installent à leur guise, plutôt que de rester à une place fixe et de voir défiler les plats. Cela me parut un peu chaotique et peut-être même un peu disgracieux, mais Eco m’assura que c’était la nouvelle mode.

— C’est comme ta barbe, dis-je à mi-voix ; l’usage en disparaîtra comme il est venu.

Je circulais lentement au milieu de cette assemblée, m’arrêtant pour parler avec des voisins et des clients que je n’avais pas vus depuis des années, puis je tombai sur Eco, que je tirai à l’écart.

— C’est toi qui as invité tous ces gens ? murmurai-je.

— Mais oui ! Ce sont tous des amis ou des connaissances. La plupart d’entre eux ont connu Meto depuis son enfance.

— Mais tu ne prétends quand même pas que tous ces gens vont venir avec nous sur le Forum, pour revenir ensuite souper ici ?

— Bien sûr que non, papa ! C’est seulement la réception générale. Ces gens sont invités à venir passer un bon moment, renouer connaissance avec la famille, voir Meto en toge virile, et partir quand bon leur semble…

— Invités aussi pour dévorer et gruger la maison ! Regarde donc là-bas !

Un homme à barbe grise, dont l’allure m’était vaguement familière – ce qui m’était assez désagréable, car j’avais l’impression de l’avoir eu comme adversaire, lors de quelque procès –, avait accaparé une petite table de service et fourrait des feuilles de vigne farcies dans une sorte de poche, à l’intérieur de sa toge.

— Mais… Ah non ! Cette fois, c’est trop ! Regarde : cet infâme vole à présent les dattes au miel ! Il n’y en aura plus pour les autres invités ! Tu vois, tu as invité beaucoup trop de monde et ni toi ni moi ne savons qui est cet homme ; tout ce que nous savons, c’est qu’il se conduit comme un porc.

— Je suppose que je dois faire quelque chose, dit Eco. Je vais aller demander à ce type s’il a assassiné ses épouses ou empoisonné ses associés, récemment.

Il alla droit vers la barbe grise, qui sursauta et fit un écart en arrière lorsqu’il lui toucha l’épaule. Eco sourit en lui parlant et l’éloigna de la nourriture. Mais le soubresaut devait avoir dérangé la poche cachée du goinfre, car des feuilles de vigne farcies et des dattes au miel commencèrent à tomber de sa toge, laissant comme une piste en pointillé sur le sol.

Une main toucha mon épaule ; je me retournai et vis une crinière de cheveux roux, une myriade de taches de rousseur encadrant un nez de belle allure et deux yeux bruns brillants qui fixaient les miens. Un instant plus tard, Marcus Valerius Messalla Rufus et moi tombions dans les bras l’un de l’autre. Il me toisa ensuite de haut en bas.

— Gordien ! La vie de la campagne te réussit apparemment bien, tu as l’air en pleine forme !

— La vie de Rome semble te convenir aussi, Rufus, car tu ne vieillis pas, d’une année sur l’autre.

— J’ai trente-trois ans cette année, Gordien !

— Non ! Pourtant, quand nous nous sommes rencontrés…

— J’avais à peu près le même âge que Meto aujourd’hui. Le temps passe, Gordien, et le monde change.

— Jamais assez pour mon goût !

Nous nous étions rencontrés, voilà bien des années, dans la maison de Caecilia Metella[34], alors que Rufus assistait Cicéron dans sa défense de Sextus Roscius. Ce patricien de haute lignée n’avait alors que seize ans ; attiré de bonne heure par la politique et littéralement fanatique de Cicéron, il avait connu, par ses ambitions déclarées, une belle carrière. Il avait été l’un des plus jeunes élus du collège des augures ; on l’appelait fréquemment, à ce titre, pour prendre les auspices et interpréter la volonté des dieux. Aucune transaction publique ou privée ne se fait à Rome, aucune bataille ne s’engage, aucun mariage ne se conclut sans la consultation préalable des augures. Pour ma part, je n’avais jamais beaucoup cru en ces prétendus messages délivrés par l’observation des oiseaux[35] ou l’interprétation des manifestations fulminantes de Jupiter. Beaucoup d’augures (ou la plupart d’entre eux ?) étaient des comparses politiques et des charlatans qui utilisaient leur pouvoir pour suspendre les réunions publiques et bloquer éventuellement le vote d’une loi gênante. Mais Rufus – exception d’autant plus remarquable – m’avait toujours paru sincère dans sa foi en la science augurale.

— Je suis heureux que tu sois venu, Rufus. Il y a vraiment peu de visages du Forum qui me manquent, mais le tien est de ceux-là. Je le dis comme je le pense. Mais qu’est-ce que je vois ? Tu portes une toge de candidat ?

Rufus prétendit s’épousseter, car la laine naturelle de sa toge avait été frottée de craie pour la blanchir, selon l’usage de ceux qui briguent un poste officiel.

— C’est que je suis candidat à un poste de préteur, cette année.

— J’espère que tu gagneras. Rome a besoin d’hommes de qualité comme toi, pour diriger la cité et faire triompher la justice.

— Nous verrons bien. Le vote aura normalement lieu demain, juste après le scrutin de l’élection consulaire.

Habituellement, ces élections se déroulent à des jours différents, mais avec le report de l’élection consulaire… bref, ce sera une journée de folie. César-est également en lice pour un poste de préteur, de même que le frère de Cicéron, Quintus.

— Je suppose que tu es toujours allié avec Cicéron, dis-je, avant de m’apercevoir, à l’expression de son visage, que j’avais dit une bêtise.

— Cicéron…

Rufus hésita.

— Ecoute, tu connais le cirque qu’il a fait l’été dernier pour gagner le consulat. Rideau de fumée et saut de cercle – en fait, ce n’était pas une surprise de le voir recourir aux tours les plus extraordinaires pour se faire élire. Les années passant, il a inversé ses positions sur presque tous les points, mais sa rhétorique est restée la même, comme si c’était elle, et non les principes, qui donnait à un homme sa cohérence et sa consistance. Je me sens mal à l’aise en sa présence, actuellement. Il tourne le dos, hypocritement, aux enfants des victimes de Sylla qui demandent réparation ; il parle contre la réforme agraire de Servilius Rullus ; il manœuvre contre les tribunaux spéciaux pour les membres de l’ordre équestre ; maintenant, il fait reporter les élections… Cela fait longtemps que tu n’es pas venu en ville, non ?

— Je ne suis arrivé qu’hier soir.

— Un chaos épouvantable ! Des électeurs qui arrivent, après des heures ou des journées de voyage pénible, pour apprendre que le scrutin a été ajourné : imagine ! Les fermiers furieux, venus de l’Étrurie, campant sur le champ de Mars et allumant des feux qui pourraient réduire Rome en cendres. Quand les préteurs viennent les mettre en garde, les fermiers sortent les vieilles épées rouillées qu’ils avaient mises au service de Sylla ! Ce serait assez pour me convaincre de sortir de l’élection à ce poste. Et tout cela à cause d’une idée fixe et parfaitement ridicule de Cicéron : selon lui, Catilina s’apprête à massacrer la moitié du Sénat s’il n’est pas élu consul ! Et voilà, comme pour prouver qu’il n’a aucun sens des convenances et de la dignité, que Cicéron se promène sur le Forum en portant ostensiblement cette absurde cuirasse sous sa toge…

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Excuse-moi, je ne supporte même plus d’y penser. Tu le verras probablement toi-même, en descendant sur le Forum. Tu sais, Cicéron… Désormais, je m’aligne sur les positions de Caius Julius César.

Je hochai la tête en entendant prononcer le nom du jeune patricien qui avait remporté l’année précédente, contre toute attente, l’élection à la fonction de Grand Pontife, chef de la religion d’État. Ces dernières années, César était apparu de plus en plus comme le champion du parti du mécontentement et des réformes. Ses dépenses fastueuses, pour les banquets et les jeux publics, lui avaient naturellement gagné le cœur des masses (tout en l’accablant de dettes, à ce que l’on murmurait, malgré l’immense richesse de sa famille). On disait de lui qu’il était spirituel, charmant, sournois, méprisant envers les Optimates, et qu’il était doué de cette nature opiniâtre qui peut conduire, chez les hommes politiques, à la grandeur ou au désastre… ou aux deux.

— Plus j’ai affaire avec lui, plus il m’impressionne, dit Rufus. C’est lui qui voit l’avenir. L’empire doit judicieusement accorder le droit de vote à ceux qu’il conquiert, et pas simplement les exploiter. Il faut du sang et des batailles pour obtenir la stabilité, mais la compassion doit accompagner la victoire. César et moi avons mis nos ressources en commun pour faire campagne, mais je me sens un peu présomptueux de m’aligner sur les rangs, comme si j’étais l’égal d’un candidat de cet te classe. Il est brillant, il n’y a pas d’autre mot. Lorsqu’il parle…

La voix de Rufus s’arrêta et il regarda à mi-distance.

— Ah, mais tu avais remarqué ma toge de candidat, dix Rufus. En fait, je m’apprêtais à en changer…

— Mais je t’en prie, tu n’as pas besoin d’arrêter ta campagne juste parce que tu es entré dans notre maison, dis-je pour le taquiner. Demander à un homme politique de mettre de côté sa candidature, c’est comme demander à un oiseau d’enlever ses ailes !

Il me regarda, avec l’air de ne pas comprendre.

— Mais enfin, il faut bien que je mette ma robe d’augure avant que nous commencions la promenade, n’est-ce pas ?

— Ah ça… Tu veux dire que tu vas prendre les auspices pour Meto ?

— Mais oui ! C’est pourquoi je suis ici, en ma qualité d’augure.

« Ce qui ne signifie pas que je ne suis pas ici comme ami aussi, naturellement.

« Eco ne t’a rien dit ?

— Non. Je pensais qu’il avait déniché un augure privé, le genre de prêtre qui s’occupe des cérémonies de mariage. Je ne savais pas… Et puis, pour toi, prendre du temps sur ta campagne, la veille de l’élection…

— Quelle meilleure publicité pour moi, au dernier moment, que de remplir solennellement mes devoirs d’augure, avec tout le Forum comme témoin ? J’aurai certainement l’air plus respectable que tous ces candidats qui vont mendier, dans la foule, les voix des électeurs.

Il souriait de sa ruse.

— Rufus, dis-je en riant, tu es une nouvelle race d’homme politique, je crois. L’idéalisme comme pragmatisme : le respect du devoir et de la vertu, plutôt que la violence et la corruption ouvertes, comme moyen de gagner une élection. L’idée est originale, mais elle pourrait bien fonctionner.

— Bon ! dit-il en souriant. Mais maintenant, il faut vraiment que j’aille me changer. Et puis, j’aurai une surprise pour toi et pour Meto, vers la fin de la journée ; mais nous en reparlerons à ce moment-là.

J’appelai l’un des esclaves d’Eco pour qu’il conduise Rufus à une chambre tranquille ; ses propres esclaves suivirent, portant sa robe et ses insignes sacerdotaux. Je regardai autour de moi, un peu perdu dans ce tourbillon de têtes. C’est alors que j’entendis près de moi, dominant le murmure de la foule, une voix de femme qui prononçait un nom familier.

— Ah ! mais tu dois avoir connu mon défunt cousin, Lucius Claudius. Oui, oui, c’est moi qui ai hérité de Lucius sa maison sur le Palatin, une immense vieille maison, extraordinaire et magnifique, mais beaucoup trop grande et trop fantasque pour mes humbles moyens. Quoique… je me sois laissé dire que je pourrais en tirer un bon revenu si je pouvais trouver un locataire assez riche pour se payer ça et si je voulais bien investir un peu pour améliorer les lieux. Quoique… mes cousins pensent que je devrais garder la maison vide comme pied-à-terre pour nous tous, à Rome, mais cela veut dire entretenir à demeure une troupe d’esclaves, même lorsque la maison est inoccupée, et je n’ai entendu aucun de mes chers cousins proposer de les entretenir… Oh, mais regardez, le voilà, notre hôte et mon cher voisin ! Gordien, tous mes vœux de bonheur et honneur à toi, pour l’anniversaire de ton cher fils !

— Claudia ! dis-je en prenant la main qu’elle me tendait et en embrassant sa joue rougie.

Je l’aurais à peine reconnue si je n’avais pas entendu sa voix, car au lieu de l’habit simple et vaguement hommasse qu’elle portait à la campagne, elle était vêtue d’une délicate stole de pourpre, dont le drapé sombre épousait les contours généreux de son corps. Ses cheveux avaient été passés au henné, pour leur donner une nuance plus foncée, et arrangés en un échafaudage si élevé sur sa tête qu’elle avait dû frôler le chambranle de la porte d’entrée.

— Compliments, Gordien, je ne m’attendais pas à tant de fastes ! La nourriture est magnifique – mais ce n’est pas celle de Congrio, je pense. Ce sera le cuisinier de ton fils ou quelque esclave convoqué spécialement pour l’occasion, exact ? En fait, je ne devrais pas être ici. Je quitte Rome pour retourner à la ferme, cet après-midi, et compte tenu de la circulation sur les routes…

— Quitter Rome ? Mais je croyais que tu projetais de passer tout le mois de quintilis ici, en ville, pour remettre en état la villa de Lucius, sur le Palatin.

— Nous y voilà ! J’ai les idées plus brouillées que jamais sur ce que je veux vraiment faire de cette propriété. Je suis dans une telle impasse que la meilleure chose à faire, selon moi, est de retourner au plus vite à la ferme et d’y rassembler mes esprits, avant d’essayer de prendre une décision… Et puis, très franchement, j’en ai plus qu’assez de mon cousin Manius et de sa femme à la voix de crécelle.

« Ce sont eux qui possèdent la propriété, au nord de la tienne, mais ils passent le plus clair de leur temps ici, à Rome. Ils insistent pour me voir tous les jours et m’inviter tous les soirs, et j’en ai plus qu’assez. Leur cuisinier est un désastre, d’abord, et puis leurs idées politiques sont vraiment trop réactionnaires, même pour moi.

Claudia baissa la voix et rapprocha son visage du mien.

— Toutefois mon séjour chez Manius a quand même eu un résultat positif, mon cher Gordien, et cela te concerne. En fait, c’est la raison pour laquelle je suis restée à Rome jusqu’à ce jour et pourquoi je suis venue aujourd’hui, au lieu de filer en Etrurie. Promets-moi, Gordien, de ne pas te mettre en colère, mais j’ai pris la liberté d’amener avec moi cousin Manius. Le voici, d’ailleurs… Manius ! Oui, cousin, viens rencontrer notre hôte !

Elle appelait quelqu’un dans mon dos. Lorsque je me retournai, qui découvris-je ? La barbe grise qui avait pillé les feuilles de vigne farcies et les dattes au miel ! Que faisait un tel homme dans notre maison, le jour de la toge virile de Meto ? Claudia était folle de l’avoir amené. Si j’avais été aussi superstitieux que Rufus, j’aurais trouvé que sa présence inattendue était un mauvais présage. Claudia semblait lire dans mes pensées. Comme Manius approchait, elle me prit par le coude et me dit à l’oreille :

— Écoute, Gordien, il n’est dans l’intérêt de personne de garder des rancunes entre nos deux familles. Manius t’en a voulu de ta bonne fortune et il a mal parlé de toi, comme l’ont fait tous mes cousins, mais lui et moi avons longuement évoqué ces affaires, durant mon séjour à Rome, et je crois que je l’ai convaincu de faire la paix. C’est pourquoi il est ici. Tu vas lui faire bon accueil, n’est-ce pas ?

Je n’eus guère le choix car, à l’instant même, l’homme était devant moi, avec une expression chagrine sur le visage et les yeux fuyants.

— Alors, c’est toi Gordien, dit-il finalement en me regardant. Ma cousine Claudia semble penser que nous devrions être amis.

Il avait détaché le mot d’un ton particulier, volontairement sarcastique. Je respirai profondément.

— « Amis » est un bien grand mot, Manius Claudius, qu’il ne faut pas manier à la légère. J’étais l’ami de ton défunt cousin Lucius et j’en suis très fier. C’est par sa volonté que toi et moi sommes voisins, à défaut d’être amis ; mais il me semble que des voisins, à la campagne, doivent au moins s’efforcer de vivre en harmonie, pour le bien commun, non ? Et puisque nous sommes voisins…

— Uniquement par suite d’un accident juridique, et par une lacune dans le bon sens de mon défunt cousin Lucius, pour ne rien dire de son bon goût, interrompit Manius avec acidité.

Je mordis ma langue un moment.

— Claudia, je croyais que tu m’avais dit…

— Mais oui, Gordien, et je ne comprends pas, dit Claudia, les dents serrées.

« Manius, avant de partir de la maison, ce matin, il avait été convenu…

— Tout ce dont je suis convenu avec toi, Claudia, était de venir dans cette maison, de me comporter d’une façon civile et de voir par moi-même si je trouvais ou non la famille de Gordien respectable, charmante et – pour reprendre tes propres termes – « tout à fait le genre de personnes que l’on désire comme voisins ». Bien. Je suis venu, Claudia. Je me suis comporté comme je me conduirais chez moi. Et je n’ai pas été charmé, bien au contraire ; mes pires suppositions sur ces gens ont été confirmées.

— Voyons ! dit Claudia à voix basse, en mettant ses doigts sur ses lèvres.

— J’ai discuté avec certains des autres invités, continua Manius. Il y a ici beaucoup trop de gens de la race des radicaux, populistes, révoltés, etc. ; mais enfin, il y en a aussi beaucoup trop à Rome, pour mon goût. Je ne nierai pas qu’il y a aussi un petit nombre de personnes respectables, et même quelques amis patriciens, bien que la raison de leur présence à une telle réunion m’échappe.

— Assez, Manius ! hoqueta Claudia.

Mais Manius était lancé.

— Je disais donc que j’avais conversé avec d’autres personnes ici présentes et découvert quelle sorte de famille habite cette maison et réside présentement sur les terres de Lucius. L’année dernière, je ne me souciais pas de savoir quelle sorte de personnage était ce Gordien ; il fallait simplement l’empêcher d’engloutir une partie de l’héritage familial. Je savais que c’était un plébéien sans ancêtres dignes d’être mentionnés, engagé dans une activité plus ou moins douteuse, mais je n’avais pas la moindre idée de la famille qu’il avait constituée autour de lui. Et quelle famille, en vérité ! Sa femme n’est pas romaine, mais à moitié égyptienne et à moitié juive, et elle a été auparavant son esclave et sa concubine ! Leur fils aîné, celui qui vit aujourd’hui dans cette maison, est bien né romain, mais il n’est ni de lui ni de son épouse esclave : cet Eco – quel nom ridicule et grossier – était un mendiant abandonné, recueilli dans la rue. Quant au garçon dont on fête ici la naissance et l’âge d’homme, il semble qu’il soit né esclave du côté de Baia et d’origine probablement grecque. Un esclave ! Et regarde-le se pavaner maintenant dans sa toge ! Du temps de nos grands-parents, aux grands jours de la République, une telle désacralisation aurait été impensable. Pas étonnant que ce garçon n’arrive pas à faire tenir correctement sa toge sur ses épaules !

J’écoutai cette tirade sans rien dire, mais avec les oreilles en feu, puis les poings serrés pour les empêcher de voler. Claudia, dont le regard nerveux allait de Manius à moi, posa timidement sa main sur mon coude, mais cela n’était pas nécessaire. Je n’allais pas faire un scandale dans ma maison et briser l’harmonie d’un si beau jour pour Meto. Manius continua donc.

— Pour finir, si j’ai bien compris, il y a aussi une fille, née libre et, apparemment, de ses deux parents. Une fille romaine, légalement parlant, et qui se mariera un jour dans une maison de Rome, apportant avec elle le sang égyptien et le sang juif qui se mêlent dans les veines de sa mère, ancienne esclave. Faut-il s’étonner que la République bascule à cette vitesse dans le chaos ? Qui est là pour représenter la vraie famille romaine et les valeurs qui étaient autrefois les siennes ? Même un Claudius aussi délicat que notre cousin Lucius a été séduit – « charmé » pour employer un de tes mots, Claudia – par cette décadence de basse-cour ; mais Lucius a toujours été un excentrique et je suppose que c’est aussi ton excuse, Claudia, l’excentricité. Reste que si tu trouves cette association excellente, bienvenue chez elle, mais garde-la pour toi. Je suis venu faire ici acte de bonne volonté et pour te plaire, Claudia, mais je mesure à quel point j’ai fait erreur. J’ai complètement perdu mon temps.

Un moment de plus et il aurait tourné les talons, quittant les lieux avec un sourire de triomphe et me laissant ravaler ma fureur, pour ne pas me donner en spectacle à mes invités. Mais Némésis intervient parfois et ridiculise ceux qui le méritent.

— Oh, ta visite n’a pas été complètement perdue, à coup sûr, dis-je.

La menace dans ma voix dut alerter Manius, car il recula, mais pas assez vite. Du coin de l’œil, il dut saisir le mouvement de ma main et leva les bras, afin de détourner un coup que je n’avais nullement l’intention de lui donner au visage ou au ventre. En fait, plus ou moins inconsciemment, je visai la place où j’avais vu auparavant disparaître sa main dans le pli de sa toge pour y enfouir les friandises dérobées sur la table de service. Je donnai une tape sèche sur une forme gonflée dissimulée entre les plis ; Manius grogna et Claudia poussa un petit cri d’effroi, juste assez fort pour attirer l’attention des personnes placées à proximité, dont les têtes se tournèrent vers nous. L’instant d’après, le petit sac de toile que Manius avait attaché à sa ceinture tomba à ses pieds et s’ouvrit sous le choc ; des dattes au miel, des feuilles de vigne farcies, des noix et des gâteaux au sésame se dispersèrent sur le sol, comme sortis d’une corne d’abondance.

Claudia, qui avait d’abord crié de peur, partit d’un vaste rire, de même que les personnes qui nous entouraient ; le fou rire fut bientôt général ! Manius aurait pu garder une partie de sa dignité déjà bien malmenée, si son pied hésitant ne s’était pas posé sur une datte au miel… Le pas glissé le propulsa en avant, exactement comme si je lui avais mis mon pied dans le bas du dos, ce que je me retenais de faire. Je riais si fort que j’en pleurais et que je fus incapable de parler et de raconter à Eco et Meto, survenus sur ces entrefaites, ce qui était arrivé. Toute l’amertume et la colère qu’avaient provoquées en moi les paroles de Manius disparurent dans ce rire inextinguible, apanage des bienheureux habitants de l’Olympe, selon Homère.

Lorsque enfin je repris mon souffle, en séchant mes larmes, je m’aperçus que Claudia s’était éclipsée, avec moins de fanfare que son cousin, mais sans doute avec autant d’embarras. Pauvre Claudia, pensai-je, son intention était bonne, mais tous ses efforts pour ramener la paix entre nos familles avaient été réduits à néant…

L'énigme de Catalina
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